Première phase : janvier 1937 - juin 1937. 

Les observateurs de la S.D.N : MM.Caron, Ostwald, Von Watenwiel, assistés de MM. Anker et Motier, arrivèrent à Antioche dans la nuit du 31 décembre 1936 au 1er janvier 1937.

Pendant les premiers jours qui suivirent leur arrivée, les observateurs ne virent pas grand monde, Turcs et Arabes s'épiaient pour savoir qui commencerait les démarches, cependant, dès que l'un des observateurs sortait, il y avait tout de suite un groupe de promeneurs en chapeaux qui suivaient comme par hasard la même route que lui ; puis les Turcs durent changer de méthode, car le groupe de promeneurs en chapeaux fut immédiatement suivi ou précédé d'un autre groupe aussi important en bonnets de police.

Jamais le café de l'Hôtel du tourisme où étaient descendus les observateurs, n'eut le soir, tant de clients portant chapeaux ou bonnets de police, et la nervosité augmentait de plus en plus.

A Ankara, si l'on se base sur les émissions des postes de T.S.F, les événements prenaient une tournure grave.

Les 7 et 8 janvier :

la nouvelle courut à Antioche que le Président Ataturk s'était transporté à Koniah où il avait eu un entretien très important avec le Président du Conseil et le Général Fauzi Tchakmak, Commandant du Grand Etat-Major. La radio de Belgrade, du 8 janvier à 21 heures, confirmait ces nouvelles en y ajoutant des précisions alarmantes. Et bien des gens se demandaient alors si Kémal Atatrurk allait, malgré les difficultés de la saison(1), par passer la frontière.

Il n'y eut pas de coup de force, mais les éléments turcs d'Antioche semblaient convaincus que ce n'était que partie remise, et le voyage de Kémal Atatur à Koniah, contribua, dans une large mesure, à renforcer cette conviction.

Le 9 janvier,

les souks turcs de la ville d'Antioche restèrent fermés et la section turque du Lycée de garçons se mit en grève, mais pour protester contre le désordre causé au Lycée par les Turcs, les élèves des sections et écoles arabes allèrent manifester bruyamment devant le Sérail.

Répondant à la manifestation arabe du matin, 2500 Turcs environ manifestaient vers midi avec pancartes Hatay devant l'hôtel du tourisme, sous les yeux des observateurs de la S.D.N.

Le lendemain, 10-11 janvier,

sur la place du marché de Réhanié, et sous le balcon où se tenaient les observateurs, les Turcs de l'Amouk manquant de sang-froid attaquaient violemment leurs adversaires arabes qui venaient exposer leur point de vue. Une émeute s'ensuivit, au cours de laquelle un gendarme arabe fut tué à coup de fusil et un grand nombre de manifestants blessés. Il fallut encore une fois faire donner l'escadron léger pour rétablir l'ordre.

La bagarre de Réhanié ne pouvait avoir que de fâcheuses conséquences pour les partisans de l'indépendance du Sandjak qui, disciplinés jusqu'alors, avaient perdu leur maîtrise et compromis leurs positions. Il leur était même difficile maintenant de prouver aux observateurs que la population turque était l'immense majorité comme ils l'avaient affirmé et que les non-turcs n'étaient qu'une poignée, car le 11 janvier, plus de 25.000 non-turcs, citadins et villageois, manifestaient à Antioche devant les observateurs de la S.D.N aux cris de : vive la Syrie !  vive l'unité syrienne ! vive l'indépendance de la Syrie ! vive la France ! vive la société des Nations ! vive Zéki Arsouzi !.

Et le soir, après la manifestation, les Musulmans arabes montrèrent leur solidarité avec les éléments chrétiens arabes en allant faire leur prière sur le perron de l'église chrétienne orthodoxe au lieu d'aller dans les mosquées des quartiers turcs.

La forte impression que les partisans de l'indépendance du Sandjak voulaient faire sur les observateurs paraissait donc sérieusement compromise ; aussi, le soir du 11 janvier, sous la pluie qui commençait à tomber, les camions et camionnettes des garages d'Antioche, presque tous les turcs, sillonnaient le Sandjak pour amener les manifestants qui devaient défiler à Antioche, sur la route de Souédié, le lendemain, 12 janvier, devant la commission d'observateurs de la S.D.N.

Au petit jour, la pluie redoublait et la concentration de 15.000 personnes environ autour du Lycée officiel des garçons fut extrêmement pénible. De petits enfants de 6 à 11 ans attendirent ainsi, trempés par la pluie et transis de froid, que le défilé commençât.

Il y eut là un effort considérable de la part de la population turque, en particulier des femmes, mais le mauvais temps ne permit pas de donner à ce mouvement toute l'ampleur qu'en attendaient les dirigeants. La manifestation qui environ deux heures (de 11 heures et demie à 13 heures et demie) finissait à peine, que la neige se mettait à tomber en abondance, dispersant les manifestants, exténués et gelés, qui allèrent se reposer dans les hammams (établissements de bains), ouverts à tout le monde et gratuitement ce jour-là.

Le gros effort turc était donné, il avait réussi à démontrer, non pas que le Sandjak était turc, mais qu'en face de la menace d'invasion se dressaient tous ceux qui n'étaient pas turcs (chrétiens arabes, Alaouites, sunnites Arabes, Arméniens). Les comités du Hatay essaient cependant de ranimer les énergies, mais on n'en peut plus et on se contente désormais de fabriquer dans les maisons des milliers de drapeaux du Hatay (qui ne diffère du drapeau turc que par l'étoile rouge entourée d'un liseré blanc au lieu de l'étoile blanche du drapeau turc). On en fabriqua tellement qu'il fut bientôt impossible de trouver sur le marché d'Antioche, le moindre bout d'étoffe rouge. On les fabriquai, déclarait-on, pour pavoiser la ville le jour de l'entrée des troupes turques qu'on pensait imminente, et les non turcs devant une telle foi de leurs adversaires restaient très inquiets.

Les nouvelles qui arrivaient de Genève ne montraient, en effet, aucun signe de rapprochement entre les thèses turque et française. Le Poste-Radio-Colonial de Paris ne cachait d'ailleurs pas ses inquiétudes. Le 20 janvier au soir, il disait en substances : « A la suite des divergences de vues qui se sont manifestées au sujet de l'emploi de la langue turque que le gouvernement d'Ankara veut faire admettre comme la seule langue officielle du Sandjak, on craint que la Turquie mal conseillée par l'Allemagne et l'Italie ne fasse un coup d'éclat ».

La peur s'emparait à nouveau de tout le monde, et les français jusqu'alors sceptiques, se demandèrent, après la nouvelle de l'accord du 21 janvier fut-elle accueillie avec enthousiasme par les chrétiens et les Alaouites qui, sur la foi des premières informations, jugèrent que leur pays resterait sous la sauvegarde de la Syrie et de la France. Dans les familles humbles, on était si content que l'on donna du « bourghoul » aux pauvres en action de grâces. En somme, l'entente du 21 janvier que les non-turcs devaient considérer deux jours plus tard comme un succès des turcs, produisit tout d'abord une désillusion chez les Kémalistes et une vive satisfaction chez leurs adversaires qui, sur deux points seulement, celui qui prévoyait le départ des troupes franco-syriennes et celui qui donnait à la langue arabe une place secondaire, manifestaient une certaine inquiétude et un froissement d'amour-propre.

Pendant les deux jours qui suivirent, les Arabes d'Antioche restèrent donc parfaitement tranquilles, ce n'est que lorsque leur parvint la nouvelle des manifestations de protestation de Damas et d'Alep, qu'ils changèrent d'opinion, se jugèrent trahis et accusèrent le France de les avoir mal défendus.

Si l'on en croit les protestations répétées des chefs du mouvement turc, certains fonctionnaires syriens du Sandjak, sentant qu'à la suite du récent accord ils seraient déplacés vers l'intérieur syrien, auraient considérablement contribué à semer l'alarme chez les non-turcs.

Les observateurs continuèrent cependant à visiter le Sandjak, partout accueillis avec sympathie. On les vit dans le Kousseir, au Djebel-Moussz, à Hadjilar, à Souédié, à Arsouz, dans le gouvernement de Lattaquié aux nahiés de Baher et Boujak, que les turcs voulaient rattacher au Sandjak. Ils reçurent tous les groupes et tous les individus qui désiraient leur parler. Au lycée de garçons d'Antioche en particulier, ils s'entretinrent pendant près de cinq heures avec chacun des professeurs et, quelques jours plus tard, ils visitaient les classes du cours complémentaire de jeunes filles.

Leur présence, leur impartialité, le désir de compréhension qu'ils manifestèrent en toutes circonstances contribuèrent considérablement à ramener le calme dans ce monde affolé par les nouvelles les plus contradictoires.

Pour convaincre les observateurs et tous ceux qui s'intéressaient au Sandjak du bien-fondé de leur thèse, la société par l'indépendance du Hatay et le Comité arabe pour la défense d'Alexandrette publient alors une série d'opuscules où, en se basant sur l'histoire, l'ethnographie, la langue, les statistiques démographiques, la propriété foncière et immobilière, les uns essaient de prouver que le Sandjak est turc, les autres qu'il est arabe. Mais cette discussion sur le plan intellectuel montre que le plus fort de la crise passé, la vie suit son cours et déjà de nouvelles divisions apparaissent dans le camp Kémaliste jusqu'alors parfaitement uni. Un nouveau parti aristocratique des aghas allait-il se former pour s'opposer à un nouveau groupement plus populaire ? A la maison du Peuple, des discussion fréquentes mettaient aux prises les deux tendances.

Chez les arabes de même, les divisons réapparaissent : Ligue d'Action Nationale contre les députés arabes plus modérés, dissensions au sein de la Ligue elle-même, les « sidaras » disparaissent et, avec elles, l'effervescence des journées populaires.

Chez les Arméniens, hier unis aux Arabes et unis entre eux en face des turcs, des rivalités de personnes apparaissent à Souédié et au Djebel-Moussa.

Mais ces préoccupations secondaires prouvent que depuis la fin de janvier les nerf se détendent, et les événements qui suivent jusqu'à la fin du mois de mai paraissent menus, comparés à ceux qui viennent de se dérouler. On attend de Genève le statut organique et la loi fondamentale qui consacreront pour l'avenir la forme de l'administration du Sandjak.

 

Chacun attend un texte conforme à ses aspirations et les mois de février, mars, avril se passent dans un calme presque complet. A mesure que la date de la réunion du Conseil de la S.D.N. approche, l'agitation reprend : d'abord sourdement, puis, au cours du mois de mai, elle évolue rapidement vers la forme aiguë. Les fausses nouvelles, les déclarations des leaders arabes amnistiés (le Dr Chahbandar en particulier), l'attitude imprudente de certains fonctionnaires syriens dans le Sandjak, le ton de la presse syrienne, les excès de langage de certains turcs exaltés, portent la responsabilité des événements qui vont suivre.

 

21 mai :

Les souks arabes d'Antioche ferment pour protester contre les nouvelles plus ou moins fondées qui parviennent de Genève.

22 mai :

Les Arabes célèbrent d'une manière plus solennelle que d'habitude la fête musulmane du Mouloud. Les Alaouites invitent les Chrétiens à assister, dans leur Mosquée, à la cérémonie religieuse. Les scouts Arabes d'Alep assistent également à la cérémonie et, le soir, ils défilent dans les quartiers arabes.

24 mai :

A l'occasion de l'ouverture de la session du Conseil de la S.D.N., les souks arabes d'Antioche restent fermés pour protester contre tout séparatisme. Le soir, les scouts Arabes d'Antioche qui chantaient des hymnes patriotiques ont une altercation avec des turcs près du Pont d'Antioche.

27 mai :

Radio-Colonial et Radio Stamboul annoncent la nouvelle que le statut du Sandjak et la loi fondamentale sont adoptées. Les turcs se réjouissent bruyament, poussant des vivants, chantant des hymnes turcs, lançant fusées et pétards.

30 mai :

La foule continue à se réjouir. Les arabes sont inquiets et nerveux d'autant plus que des erreurs de traduction de français en arabe dans le texte du statut organique et de la loi fondamentale faussent le sens des décisions de Genève. C'est ainsi que sur le texte publié par les journaux arabes, ont cru comprendre que tous les électeurs du premier et du second degré devraient savoir lire et écrire. Comme la population alaouite est en grande majorité illettrée, les politiciens de la Ligue d'Action Nationale crurent que cette communauté se trouverait lésée aux prochaines élections. Les souks arabes d'Antioche et d'Alexandrette restent fermés. A Alexandrette, 400 Arabes manifestent dans la rue leur mécontentement.

 

3 Juin :

Les souks arabes d'Antioche restent fermés et la jeunesse arabe s'oppose au transport des fruits qui viennent de la campagne voisine, en particulier de Daphné. Les souks arabes de Souédié sont également fermés. Les turcs atténuent leurs manifestations de réjouissance et demandent aux autorités françaises des mesures de protection.

4 juin :

A 15 heures 30, dans la rue parallèle à l'Oronte, entre le Pont et l'hôtel du tourisme, une violente bagarre se produit entre Turcs et Arabes, faisant 10 blessés, dont un seul grièvement, et mettant les autorités dans l'obligation de faire intervenir deux sections du 5ème bataillon pour ramener et maintenir l'ordre. Des Turcs qui chantaient des hymnes turcs dans un quartier arabe avaient été attaqués à coups de pierres par des membres de la Ligue d'Action Nationale et avaient déterminé cette échauffourée. Les souks turcs et arabes se ferment.

5 juin :

Des télégrammes invraisemblables sont expédiés d'Antioche aux journaux syriens.Les souks arabes et turcs restent encore fermés. Le passage des turcs dans les quartiers arabes et des arabes dans les quartiers turcs devient impossible : deux turcs et un arabe sont blessés à coups de pierres, un arabe est grièvement blessé à coups de poignard. Un essai de conciliation entre turcs et arabes se heurte au refus de l'élément alaouite de la Ligue d'Action Nationale.

6 juin :

Les souks restent encore fermés. La situation demeure tendue : les fonctionnaires qui se rendent au Sérail sont lapidés par des arabes. Une section du 5ème bataillon disperse des attroupements devant l'église chrétienne orthodoxe. Une réunion de notables appartenant à toutes les communautés et tous les partis se tient devant le délégué-adjoint, à sa résidence d'Antioche, pour essayer de trouver un terrain de conciliation. A l'issue de cette réunion, une certaine détente apparaît mais sans grande netteté.

7 juin :

Les agressions individuelles persistent entre turcs et arabes. Camions et voitures automobiles sont lapidés. La population toute entière demande aux autorités françaises de prendre le commandement et de rétablir l'ordre ; les représentants du mandat répondent que ce soin incombe aux autorités locales, mais qu'ils s'efforceront de régler le conflit à l'amiable ; une seconde réunion de notables se tient à la résidence d'Antioche devant le délégué-adjoint du Haut-Commissaire, et elle aboutit à une formule de conciliation générale sous les auspices du représentant de la France. Le soir, cependant, quelques coups de feu sont tirés au quartier turc de Cherinja en déterminent un nouveau sursaut d'énervement.

8 juin :

Une amélioration très nette se produit. La plupart des souks sont ouverts. Les notables turcs et arabes se déploient dans tous les quartiers pour ramener et maintenir le calme.

Dans le Kousseir cependant, les événements d'Antioche ont leur répercussion : à Karbayaz, une échauffourée se produit entre les éléments pro-turcs et pro-syriens faisant 8 blessés.

Les erreurs de traduction ayant été corrigées, on commence à constater que le statut organique et la loi fondamentale ne consacrent aucune injustice contre quiconque et n'admettent aucun privilège en faveur de n'importe que l groupement ethnique.

La crise semblait à ce moment calmée et il faut attribuer cette amélioration rapide non seulement à l'action apaisante des représentants de la France et du mandat, mais encore au fait que les musulmans sunnites arabes du Sandjak, les arméniens et les ¾ des orthodoxes et les Alaouites ruraux refusèrent de se solidariser avec les éléments exaltés de la Ligue Nationale.

Malgré les violences de la presse turque et syrienne, malgré la psychose d'invasion, malgré les violentes animosités raciales et religieuses, le conflit du Sandjak n'avait fait du 29 octobre 1936 au 10 juin 1937 que 3 cadavres(2 à Antioche et 1 à Réhanié).

Le mandat, affaibli par le projet de traité franco-syrien, conservait donc, malgré tout, suffisamment d'autorité et de souplesse pour limiter les effusions de sang tout en permettant aux masses de manifester leurs aspirations ; et le mérite de cet état de choses revient, entre autres, à Monsieur DURIEUX, délégué-adjoint du Haut-Commissaire qui représentait la France sur place avec beaucoup de dignité et de bon sens dans des circonstances extrêmement difficiles.