Première phase : 1936.

 De 1936 à juin 1937, M.DURIEUX étant délégué du haut-commissaire, l'agitation populaire locale provoquée et entretenue par les propagandes Turque et Arabe aboutit à faire du Sandjak autonome d'Alexandrette une entité distincte dans la République Syrienne avec l'accord de S.D.N.

Les préliminaires prochains du conflit datent du mois de juin 1936, donc antérieurement à la signature du projet de traité franco-syrien qui devait avoir lieu le 9 septembre de la même année. La presse turque engage alors une campagne, non contre la France dont elle ne parle qu'avec respect, mais contre certains fonctionnaires français et syriens du mandat : l'inspecteur et le chef de service de l'instruction publique, le Directeur des Finances, en particulier. On reprocha au servie de l'instruction publique de porter préjudice à la culture turque en acceptant la suppression de quelques écoles de villages, en engageant au lycée d' Antioche, des professeurs inscrits sur la liste des 150 interdits de séjour, en interdisant l'usage de certains manuels scolaires turcs, en publiant des statistiques où la population turque était arbitrairement diminuée à l'avantage des Arabes, en substituant au lycée d'Antioche le français au turc comme langue véhiculaire de l'enseignement scientifique ; et l'on proclama que, pour sauver la culture turque menacée, on n'hésiterait pas à fonder une école privée purement turque dans la ville d'Antioche.On reprocha au Directeur des finances de poursuivre un plan tendant à appauvrir les propriétaires turcs pour que leurs terres soient achetées par les Arabes ; on lui reprocha de ne recruter dans son service que des agents d'origine alaouite, etc..Mais ces attaques étaient individuelles et elles étaient publiées surtout par les journaux turcs en Syrie : le Yeni Gun d'Antioche et le Yildiz de Beyrouth.

La presse de Turquie n'entra de plain-pied dans la lutte qu'après la signature du projet de traité franco-syrien, et plus exactement après les déclarations faites le 23 septembre 1936 par S.E. Hachem Atassi, Président du Wafd syrien, à son passage à Ankara, relativement à l'autonomie du Sandjak d'Alexandrette sous la souveraineté syrienne.

Sous d'énormes manchettes, les journaux d'Ankara et de Constantinople déclarèrent que jamais la Turquie n'accepterait de la domination de la Syrie arabe sur la région « Turque » d'Alexandrette, que la Turquie voyait d'un bon oil l'indépendance de sa sour syrienne délivrée des « fonctionnaires colonisateurs » ; mais il fallait que cette même Syrie comprit la nécessité de l'indépendance du Sandjak, que la France libérale ne manquerait pas de comprendre le point de vue turc en acceptant l'indépendance du Sandjak au même titre que celle du Liban, enfin que si la France faisait des difficultés, c'est que le quai d'Orsay était trompé par les agents du mandat « colonisateurs déguisés. »

On analysa avec passion les termes du traité d'Angora (1)et on insista sur certaines lettres annexes dans lesquelles il était question de l'utilité qu'il y aurait d'accorder au Sandjak un pavillon rappelant le drapeau turc et à concéder à la Turquie un certain nombre d'avantages d'ordre économique dans le port d'Alexandrette.

La presse attaquait tous ceux dont l'autorité morale aurait pu arrêter un mouvement populaire dans le Sandjak : M.DURIEUX, délégué-adjoint du haut-commissaire, tout spécialement. On lui reprocha de violer l'esprit du traité d'Angora en confiant les postes importants de l'Administration, le service des finances en particulier, à des fonctionnaires Alaouites au lieu de les confier aux Turcs ; on lui reprocha d'agir sur les hommes politiques du Sandjak pour séparer cette région de la République Syrienne afin de la placer sous l'administration directe de la France en constituant une sorte de territoire sous protectorat dont il serait le Gouverneur ; et l'on opposait l'activité des fonctionnaires français du mandat aux directives libérales que ne pouvait manquer de donner le Gouvernement de Front Populaire de la République Française.

 Cette campagne de presse ne pouvait manquer de déterminer un mouvement de rebellion, mais ce mouvement de se dessinait vraiment pas vite, seule, la jeunesse des écoles et quelques artisans manifestaient leurs sentiments pro-turcs en portant à la boutonnière des cocardes aux couleurs turques et en chantant des hymnes patriotiques turcs. Le reste du pays restant dans l'expectative.Mais l'inquiétude allait tout de même en grandissant chez les arabes et chez les Arméniens.

 Octobre 1936 : Vers le milieu d'octobre 1936, certains propagandistes changèrent de méthode : ils firent répandre à Antioche et dans les villages, la nouvelle que la France, qui s'était engagée vis-à-vis de la Syrie à lui conserver le Sandjak, ne pouvait juridiquement en accepter la rétrocession à la Turquie, mais qu'elle ne verrait pas d'un mauvais oil d'être mise en face d'un fait accompli, à la suite d'un coup de force de l'armée turque envahissant brusquement la région. On parlait de régiments et de divisions campés à la frontière de Payas à Islahyié, tout prêts à intervenir.

Ces bruits trouvèrent créance dans la foule et les meneurs affirmèrent qu'ils prenaient les noms de tous ceux qui ne se montraient pas favorables à la Turquie et le manifestaient en conservant le tarbouch au lieu de porter le chapeau ou la casquette, emblème de la Turquie nouvelle. Ce fut alors une véritable panique parmi les turcophones qui, pour des raisons sociales et religieuses, s'opposaient jusqu'alors au Kémalisme et soutenaient les députés Autonomistes pro-syriens. On trembla devant les représailles éventuelles et tout le monde : paysans en « abayes » et artisans en « gombaz » se mit à porter chapeaux ou casquettes.

Dans les autres communautés, les Chrétiens apeurés restaient dans l'expectative et, certains Alaouites du quartier de Dort-Ayak, à Antioche, se réservèrent des sympathies chez leurs voisins des quartiers turcs. Tous ceux qui, parmi les Arabes, avaient résolu de tenir tête et de répondre à l'agitation turque par l'agitation arabe, se groupèrent dans la ligue d'Action Nationale Arabe qui entreprit de répondre aux Turcs par leurs procédés. Pour se dénombrer et afficher leurs opinions politiques, les turcs avaient abandonné le tarbouch et portaient le chapeau ; les Arabes de la ligue d'Action Nationale abandonnèrent eux aussi le tarbouch et portèrent le bonnet de police irakien « la sidara », symbole de l'Arabie indépendante.

Les turcs parlaient de la force de la Turquie nouvelle ; les Arabes répondaient que l'Empire Arabe de l'Egypte à Baghdad saurait parfaitement tenir tête à la Turquie ; les turcs portaient des cocardes rouges et blanches, les Arabes répondirent par des cocardes vertes et blanches. Enfin, il fut décidé qu'à chaque manifestation turque dans la rue, répondrait une manifestation arabe. Les partisans de la Ligue devenaient ainsi de jour en jour plus nombreux et leur cercle situé au quartier d'Affan réunissait chaque soir une foule ardente et énervée.

Du côte turc, l'ancien cercle sportif « le Genç Spor » qui réunissait surtout des jeunes gens, ne suffisait plus, on créa donc un nouveau club sur le modèle des institutions turques, que l'on nomma : « Maison du Peuple », et qui devait être le centre du mouvement d'indépendance du Sandjak.

De part et d'autre, on se préparait à la lutte et l'on attendait que l'adversaire commençât.

Les partisans de l'indépendance résolurent pour prendre position, de boycotter les élections législatives syrienne qui devaient avoir lieu les 14 et 15 novembre 1936, pour le premier degré, et le 30 novembre, pour le second degré. Ils escomptaient que leur abstention ne permettrait pas d'obtenir le quorum requis pour des élections valides, qu'ils montreraient ainsi à la Syrie, à la France, à la S.D.N, qu'ils formaient la masse de cette région, et que ce serait une sorte de plébiscite par la négative Syrienne. Mais pour cela, il fallait entretenir l'enthousiasme pendant un mois et l'on décida de célébrer d'une manière exceptionnelle la fête de la République turque du 29 octobre.

Ce jour-là, les souks turcs de la ville d'Antioche restèrent fermés ; les familles, au lieu d'envoyer leurs enfants en classe, les retinrent à la maison ; les élèves de la section turque des garçons manifestaient en ville en portant à la boutonnière des insignes aux couleurs turques ; les jeunes filles du cours complémentaires s'absentèrent en bloc et se mêlèrent aux réunions publiques ; des discours furent prononcés célébrant la grandeur de la Turquie Kémaliste. Ce fut une grosse émotion parmi les arabes, et ceux-là mêmes qui, au moment de l'agitation nationaliste arabe de Damas, en janvier et février de la même année, avaient protesté contre la tyrannie du mandat français, reprochaient alors à ce même mandant de se montrer trop débonnaire et trop faible, sans se douter que le projet de traité franco-syrien, en envisageant la suppression du mandat dans un avenir prochain, avait considérablement diminué la force des agents du mandat, appelés à disparaître bientôt. La presse arabe, qui avait jusqu'alors obéi à un mot d'ordre du bloc national en se montrant réservée et prudente sur la question du Sandjak, commença à s'énerver.

 

Le cours complémentaire des jeunes filles d'Antioche dont les élèves absentées en bloc le 29 octobre fut fermé « sine die » le 31 octobre. Mais, comme bien l'on pense, cette mesure devait avoir immédiatement les répercussions dans ce monde exalté par une campagne de presse de deux mois et l'activité des propagandistes de la Maison du Peuple.

Le 2 novembre, les élèves de la section turque du lycée de garçons se mettaient en grève sine die pour protester contre la fermeture du cours complémentaire de jeunes filles. Les Arabes de la ligue nationale répondirent, d'abord discrètement, et le 6 novembre au soir, quelques-uns d'entre eux firent jouer sur un phonographe l'hymne national syrien dans un café situé à la limite du quartier alaouite de Dort-Ayak et des quartiers turcs.

Il s'ensuivit une violente bagarre où les Arabes laissèrent 4 blessés.

Le 7 novembre, dans la matinée, une nouvelle bagarre éclatait au quartier alaouite d'Affan  entre Alouites pro-syriens et quelques Alouites turcophiles. Le 10 novembre, le procureur du tribunal d'Antioche était attaqué dans la rue et grièvement blessé par des agresseurs en casquettes. Enfin, ce même jour, toutes les écoles primaires de langur turque du Sandjak se mettaient en grève.

Et pendant que les Kémalistes turcs évinçaient leurs adversaires Autonomistes pro-syriens, les Arabes continuaient à se déchirer et à attaquer le mandat. Entre le chef de la Ligue d'Action Nationale d'Antioche et les personnalités arabes influentes de la région, existait en effet un grave antagonisme social. Les Ligueurs, dans leur désir de progrès rapides, prêchaient volontiers la lutte contre ceux qui détiennent la richesse, le pouvoir, l'influence religieuse, et leurs adversaires les traitaient de communistes ; tantôt ils attaquaient le mandat français en exaltant l'idée d'une Syrie indépendante et d'un Empire Arabe qui ferait renaître les fastes des Ommeyades, et leurs adversaires les traitaient alors de fascistes.

Au fond, ce qu'ils voulaient confusément, c'était grouper les Arabes (Sunnites, Alaouites et Chrétiens) pour en faire une force politique.

Le chef de cette organisation arabe, Zéki Arsouzi(1), séduisit la jeunesse par la facilité de sa parole et sa brillante imagination ; sa simplicité lui attira la sympathie de humbles ; sa pauvreté lui fit une réputation d'intégrité qui lui attira de nouveaux partisans ; bref, ce jeune homme devint rapidement le chef incontesté de la jeunesse arabe des villes. En face de lui, dans le monde arabe, il y avait tous ceux qui se défiaient de son imagination, ceux qui, concevant bien les avantages du mandat, hésitaient à demander l'indépendance de la Syrie, ceux qui, acceptant en dernière heure l'indépendance de la Syrie, considéraient comme une chimère l'idée d'un Empire Arabe, ceux qui préféraient les satisfactions du propriétaire à celles d'une société collectiviste, ceux qui, devenus fonctionnaire et en sécurité, ne concevaient qu'avec inquiétude l'idée d'un bouleversement politique et social, ceux qui préféraient la tranquillité dans une petite Syrie à la gloire dangereuse d'un Empire Arabe ; tous ces gens-là étaient raisonnables mais timides ; Zéki Arsouzi, lui, n'hésitait pas.

Cependant, ces divisions parmi les Arabes aidaient considérablement les propagandistes turcs qui, encouragés par le discours prononcé à l'ouverture de la session parlementaire par le Président ATATURK (nouveau nom de Mustapha Kémal), ne connaissaient plus aucun frein. Celui-ci avait, en effet, déclaré « qu'il attachait la plus grande importante au règlement de la question d'Alexandrette », et les membres de la Maison du Peuple d'Antioche comprirent que le Président de la Turque approuvait et aidait le mouvement d'indépendance du Sandjak.

 Novembre 1936 : Des télégrammes de remerciements étaient, en outre, adressés au début de novembre par Mustapha Abdulhalik, Président de la grande Assemblée d'Ankara, aux turcs du Sandjak qui avaient célébré avec enthousiasme la fête du 29 octobre

Les paroles du Président Ataturk, universellement vénéré chez les turcs, et ces télégrammes de félicitations, amenèrent un véritable débordements ; les autorités mandataires et syriennes, le 13 novembre : 1°) d'éloigner du Sandjak 5 meneurs ; 2°) de suspendre sine die le journal turc d'Antioche, le yeni gun ; mais ces mesures ne pouvaient évidemment pas arrêter un mouvement aussi profond. Le 14 novembre, tandis que la plus grande cohésion régnait chez les turcs, les Arabes allaient aux élections en désordre. Zéki Arsouzi, qui n'avait pas été admis sur la liste des candidats du bloc national syrien, conseillait à ses partisans de boycotter les élections, faisant ainsi, involontairement sans doute, mais réellement, le jeu des propagandistes de la Maison du Peuple.

 Novembre 1936 : Le 15 Novembre, zéki Arsouzi fut arrêté sous l'inculpation d'entraver les élections, une violente manifestation s'ensuivit, au cours de laquelle les partisans du leader jetèrent des pierres aux gendarmes chargés d'assurer l'ordre. Pour dégager les rues qui menaient au Sérail les gendarmes durent tirer en l'air et les cavaliers du 26ème Escadron chargèrent les assistants.

Sous la pression de la foule, Zéki Arsouzi était cependant remis en liberté par les autorités locales au milieu de l'enthousiasme de ses partisans, le 15 novembre 1936, vers 17 heures.

Par contre, l'ordre le plus parfait régnait dans les quartiers turcs d'Antioche où le boycottage était général et l'attitude parfaitement correcte. Des touristes et des curieux étrangers, de passage à Antioche ce jour-là, furent conduits à des bureaux de vote par des militants kémalistes avec beaucoup de courtoisie. Il s'agissait donc là d'une lutte d'idées et non plus de personnes.

A la suite de la remise en liberté de Zéki Arsouzi, la communauté turque accusa les autorités mandataires et syriennes de partialité : bienveillance à l'égard des Arabes qui avaient déterminé le plus grand désordre qu'Antioche avait vu depuis quinze ans, sévérité à l'égard des turcophiles qui ; d'après eux, étaient toujours plus âpres qu'ils n'avaient pas atteint leur but : le quorum requis pour les élections valides était atteint. Dans le seul caza d'Antioche où les turcs croyaient faire masse, 44,77 % des électeurs avaient voté au premier degré. Toute la propagande qu'ils avaient faite pour amener les deux candidats pro-syriens à retirer leur candidature avait échoué : Hadji Effendi Adali et Mustapha Agha Kouseyri malgré certaines hésitations maintenaient leur candidature et avaient des chances sérieuses d'être élus.

Pour essayer de calmer les esprits, pour éviter aussi de compromettre par une sévérité excessive les conversations franco-turques relatives au Sandjak qui se déroulaient à Ankara, les autorités mandataires et syriennes décidèrent de rappeler les meneurs turcs éloignés le 13 novembre et d'ouvrir le cours complémentaires de jeunes filles, fermé le 31 octobre.

On supposait que ces mesures ramèneraient le calme et elles l'auraient ramené, en effet, si l'agitation avait eu pour origine le seule population du Sandjak, mais la presse de Turquie redoubla de violence, on parla de scrutin truqué, et les comités dits « Société pour l'indépendance du Hatay », dont une filiale était établie à Dortyol, à 15 kilomètres de la frontière, redoublèrent d'activité.

Cette société pour la défense du Hatay a pour origine un groupement formé à Stamboul par des gens originaires du Sandjak d'Alexandrette, des étudiants pour la plupart, qui avaient voulu organiser entre eux une petite société de secours mutuel.

Au cours du mois de novembre 1936, cette association prit le nom de « Société pour la défense du Hatay » et, pour revendiquer l'indépendance du Sandjak, elle crut bon de s'appuyer sur des arguments racistes.

En effet, il ne fallait pas seulement démontrer au monde que le Sandjak était une majorité turcophone, mais qu'il était essentiellement peuplé d'une race turque, que, par conséquent, il ne pouvait être soumis à la domination de la race arabe, et l'on fit appel aux savants turcs qui s'efforcèrent de prouver : 1°) que les Hittites ou Héthéens constituent la souche de la race turque ; 2°) que les Kithay, Kathay et Hatay, ont le même sens que le mot Héthéen,  3°) que le hittites ou Hatay s'étant établis dans toute la région appelée aujourd'hui le nord syrien, la population du Sandjak descendait des hittites ancêtres des turcs, de là, à déduire que le Sandjak était turc, il n'y avait évidemment pas loin.

Et l'effet de cette propagande se fit immédiatement sentir : les tenanciers de cafés changèrent leurs enseignes : le café « Yildiz » ou de l'étoile devint le « Hatay Yildiz » ou « l'étoile du Hatay » ; la librairie située près du pont d'Antioche prit le nom de « Hatay Kitabevi » ou « la librairie du Hatay » ; il y eut des restaurants du Hatay, des garages du Hatay, etc.

Cette société créa bientôt plusieurs filiales : à Ankara d'abord, puis le long de la frontière,à Adana, Dort-Yyol, Killis, Aintab d'où partaient des directives pour la maison du peuple d'Antioche et les centres de l'Amouk, d'Alexandrette, du Kousseir, d'El Ordou, du Bassit, etc...

Entre le 15 et le 30 novembre, date du scrutin du second degré, la propagande pour l'indépendance, sous l'impulsion de la société du Hatay, fut plus intense que jamais, elle s'acharna sur les candidats députés qui maintenaient malgré tout leurs positions.

Les bruits d'invasion couraient partout, semant tantôt l'enthousiasme, tantôt l'inquiétude, suivant les milieux.

Des armes, disait-on, passaient en grand nombre à travers la frontière et l'on affirmait que des bandes d'irréguliers se massaient à 3 kilomètres de la frontière, à Ekbès Keuy, prêtes à déferler sur le Sandjak.

Le 22 novembre, au cours d'un engagement avec des contrebandiers, deux cavaliers de l'escadron léger de Kirikhan étaient tués près de la frontière turque, à « Gul Punar ». toutes ces nouvelles énervaient la population, et ce fut avec un véritable soulagement que les éléments modérés apprirent le 26 novembre que la France avait décidé de porter la question devant le conseil de la S.D.N

On pensait qu'il n'y avait plus désormais à redouter un coup de force, mais alors que le gouvernement turc 'engageait dans la voie de la sagesse et de la jurisprudence internationale, certains exaltés locaux s'empressèrent de déclarer que si la S.D.N ne donnait pas satisfaction à la Turquie, celle-ci n'hésiterait pas à suivre l'exemple de l'Italie, et de l'Allemagne, c'est-à-dire à se retirer de la S.D.N pour défendre sa thèse par ses propres moyens ; et chaque jour, vers 13 heures, la foule s'amassait dans les cafés, autour des postes de T.S.F, pour écouter les émissions de Radio-Stamboul qui parlait toujours longuement de la question d'Alexandrette.

Pendant ce temps, la peur pénétrait partout dans les communautés alaouite et chrétienne qui, la nuit, s'enfermait dans leurs quartiers et organisaient avec leurs propres moyens un servi e d'ordre et de protection.

A Antioche, l'initiative de cette garde nocturne vint des jeunes gens de la ligue nationale qui s'acquittèrent d'ailleurs de ce service avec beaucoup de ponctualité et sans le moindre incident.

Des émissaires de la Maison du Peuple d'Antioche partaient dans toutes les directions pour conseiller aux électeurs du second degré de s'abstenir, et il y eut bien des hésitations chez eux qui se demandaient ce qu'ils deviendraient si, comme on le disait, les régiments turcs franchissaient la frontière.

On risquait donc de se trouver devant un vaste mouvement de boycottage des électeurs du second degré, c'est pourquoi, pour lutter contre les agents d'intimidation, les autorités décidèrent de faire transporter en camions automobiles, à Antioche, tous les électeurs ruraux du second degré et de les protéger à l'aller comme au retour des patrouilles de gendarmerie.

De plus, le 30 novembre, de sérieuses mesures de sécurité étaient prises : le 26ème escadron léger et 3 auto-mitrailleuses stationnaient à quelque distance du Sérail pendant que le 5ème bataillon de la Légion Syrienne était consigne à la caserne.

Ce fut toute la journée un va-et-vient perpétuel de camions et de chevauchées, mais tout se passait dans l'ordre ; et le soir, à la tombée de la nuit, on apprenait que la liste favorable au bloc national syrien était élue ; tout paraissait donc fini vers 18 heures 30 et une partie des gendarmes concentrés à Antioche commençaient à se disperser pour rejoindre leurs postes respectifs ; les cavaliers du 26ème Escadron s'apprêtaient à rejoindre leur garnison de Rehanié, l'officier d'artillerie détaché à Antioche par l'Etat-Major d'Alep, pour la journée électorale était déjà parti, lorsque, d'un seul coup, l'émeute se déclencha vers 20 heures.

Une foule composée de jeunes gens des écoles et d'artisans se massait sur la route d'Alep autour de la maison du président de la municipalité d'Antioche et celle d'Adhji Effendi Adali, député pro-syrien réélu.

Pendant qu'on lapidait la maison du président de la municipalité, des groupes s'infiltraient à travers les peupliers dans le parc de la maison Adali, et des coups de feu partirent sans qu'on pût, dans la nuit, en discerner l'origine. Les maisons attaquées ripostèrent à coups de fusils de chasse, un policier fut blessé et la gendarmerie eut grand peine à disperser les manifestations qui se groupaient d'ailleurs quelques minutes plus tard autour de la maison du second député pro-syrien, Mustapha Agha Kousseyri, près de la Mosquée de Habib en Najar, au milieu de la ville.

Là encore, il y eut des huées menaçantes de feu et des ripostes, puis il fallut encore une fois l'intervention de la gendarmerie pour venir à la rescousse de la police débordée.

Dès le lendemain matin, 1er décembre, des attroupements se formaient dans les carrefours des quartiers turcs, puis tout ce monde se dirigea de nouveau vers la maison de Mustapha Agha Kousseyri. Comme la veille, il y eut des coups de feu tirés sur la maison du député, et son fils, Alaeddine Bey Kousseyri, fut assez grièvement blessé au front. La gendarmerie paraissait incapable de disperser la foule, et lorsque des coups de feu furent tirés sur les auto-mitrailleuses stationnées près de la maison pour la protéger, il parut nécessaire d'en venir aux sommations d'usage. Les avertissements n'ayant donné aucun résultat, l'une des autos tira une rafale de cinq cartouches : un manifestant fut tué net, un autre fut grièvement blessé et mourut dans la journée, et la foule se dispersa aussitôt. Mais il était évident que l'émeute pouvait reprendre d'un  moment à l'autre et beaucoup plus gravement, car il fallait maintenant s'attendre à une rencontre entre manifestants turcs et manifestants Arabes. C'est pourquoi la police et la gendarmerie paraissant incapable d'assurer l'ordre en de telles circonstances, le délégué-adjoint, avec l'approbation du haut-commissaire, se vit dans l'obligation de charger le colonel Merson, commandant la place d'Antioche de prendre toute les mesures pour maintenir l'ordre et éviter les heurts sanglants. Simultanément, vingt-trois agitateurs étaient arrêtés et traduits devant les tribunaux. Ces mesures, qui furent exécutées avec beaucoup d'énergie et de rapidité, causèrent un véritable soulagement à l'immense majorité de la population, turcs compris, car tout le monde sentait que les organismes normaux n'étaient plus les maîtres de la situation et que les chefs de partis eux-mêmes n'étaient plus écoutés. C'est ainsi que devant la maison Kousseyri, le notable turc Abdulghany turkman s'était efforcé, le 1er décembre, de ramener le calme, sans pouvoir y parvenir.

 

Mais de l'autre côté de la frontière, l'émotion fut profonde, comme on peut juger par les extraits de journaux ci-dessous reproduits :

Du Tan du 3 décembre : L'état de siège est proclamé dans le Sandjak d'Alexandrette, 50 turcs morts ou blessés. On s'attaque à la population à coups de baïonnettes, les tankd ont ouvert le feu.

 Du Cumhuryiet du 3 décembre : A Antioche, on a commencé à tuer des Turcs. A la suite d'un coup monté, on a ouvert le feu contre la population, on compte 3 morts et 50 blessés. Les Français ont proclamé l'état de siège. On a porté atteinte à des femmes turques.

Après l'effusion du sang turc à Antioche, la France doit se rendre compte qu'il ne nous est pas possible de laisser sans châtiment les criminels si elle est ne veut pas les punir elle-même. Le sang des innocents ayant coulé, il nous importe peu d'aller devant la S.D.N. ainsi qu'il avait été convenu à la suite de la proposition française.

 Du Cumhuryiet du 4 décembre : Autant nous aimons la paix, autant nous nous plaisons au jeu des armes. Si un jour l'affaire est déviée, il sera impossible d'arrêter le cours des événements par des paroles et des conseils.

 Du Hemseri du 7 décembre : Les soldats français s'attaquèrent aux Turcs du Sandjak avec leurs mitrailleuses et leurs tanks. Le sang coule abondamment à Antioche. Avec leurs canons et leurs mitrailleuses, les français s'attaquent aux Turcs du Sandjak, ils en ont tué 3 et blessé 50. Les plaintes ne sont pas écoutées. Les gens se réfugient en groupe à la montagne. On se rend compte que nous nous sommes trompés en considérant les Français comme des amis. Si le sang turc continue à couler dans le Sandjak et si la punition n'est pas immédiatement infligée aux criminels, le peuple est prêt à sanctionner comme il convient ce crime perfide.

 Malgré la violence de cette campagne de presse, la population du Sandjak se calmait rapidement. On sentait que les forces dont disposaient les autorités mandataires (soit un bataillon de la gendarmerie syrienne, une compagnie de tirailleurs algériens, deux escadrons légers, une batterie d'artillerie de montagne) étaient suffisantes pour assurer l'ordre et la sécurité sur tout le territoire du Sandjak.

Mais le bruit courait partout de l'imminence d'un coup de force turc et en face de ce danger, diplomatiquement improbable, mais militairement possible, les forces stationnées dans le Sandjak ne pouvaient évidemment pas être d'un grand secours.

L'énervement de la presse turque et la psychose du coup de force avaient des retentissements dans le peuple, mais les arrestations opérées et la stricte discipline que l'armée imposait dans la rue, calmaient rapidement les émeutiers ; aussi le 8 décembre à 10 heures, les troupes reprirent-elles leurs occupations habituelles et cessèrent d'assurer l'ordre.

 Décembre 1936 : Les diplomates turcs continuent cependant à suivre de très près les événements : le Consul Général de Turquie à Beyrouth et le Consul de Turquie à Alep arrivèrent à Antioche le 10 décembre pour observer la situation.

Le Consul général de Turquie à Beyrouth s'entretient courtoisement avec certains fonctionnaires du mandat, s'enquit auprès d'eux de la valeur des doléances qui lui avaient été adressées par la Maison du Peuple d'Antioche et redressa bien des inexactitudes. Il fit une visite à la famille Kousseyri, présenta ses regrets pour l'attentat dont le jeune Alaeddine avait été victime, confronta les déclarations des chefs de la maison du Peuple avec celles des Autonomistes pro-syriens au sujet de la manifestation du 1er décembre et il repartit pour Alep.

Ses déclarations furent fort aimables, mais son attitude laissait entendre que le gouvernement d'Ankara était bien décidé à maintenir son point de vue quant à l'indépendance du Sandjak.

Du 10 au 17 décembre, Arabes et Turcs suivent avec la plus grande attention les discussions de Genève et tout le monde sent qu'il y a de profondes divergences entre la thèse turque et celle de la France.

Les déclarations de M. Viénot, diffusées par Radio-Colonial, affirment que le Sandjak n'avait aucune vocation pour mener une vie indépendante, suscitèrent un grand enthousiasme chez les Arabes qui, à Damas, parlaient déjà de donner à d'importantes artères le nom du Sous-Secrétaire d'Etat Français.

Radio Stamboul de son côté, donna les grandes lignes du discours prononcé le 14 décembre par SE Rustu Aras, dans lequel le Ministre Turc insistait à plusieurs reprises sur la sanglante répressions dont avait été victime la population du Sandjak, sur le calme imposé par les baïonnettes, et sur la nécessité de reconnaître l'indépendance absolue du Sandjak afin qu'une communauté turque ne fût pas placée sous le joug d'une communauté non turque.

Le soir même où ces nouvelles furent radio-diffusées, on disait déjà, qu'à la demande de Rustu Aras, les troupes françaises avaient reçu l'ordre d'évacuer le Sandjak.

Le lendemain, l'essentiel de la réponse faite par M.Viénot à la séance du 15 décembre parvenait à Antioche et ramenait un peu de calme ; puis ce fut la nouvelle accueillie avec enthousiasme par tous les non Turcs de l'arrivée imminente d'une commission d'observateurs neutres dans le Sandjak.

Les partisans de l'indépendance se montrèrent un moment inquiets, mais de nouvelles directives venues des Comités du Hatay leur firent bientôt savoir qu'il ne fallait pas désespérer, que tout s'arrangerait au mieux de leurs intérêts, qu'il fallait s'organiser pour montrer aux observateurs l'importance de la communauté turque dans la région. Enfin, pour prouver aux sceptiques le succès diplomatique de la Turquie, les propagandistes insistaient sur le fait tangible que la compagnie de tirailleurs et l'escadron de cavalerie venus en renforts d'Alep avaient reçu l'ordre de se retirer.

Du côté syrien arabe, on se préparait également à recevoir les observateurs de la S.D.N. et, pour la première fois depuis l'établissement du mandat, tous les non turcs (Chrétiens, Arabes, Arméniens, Alaouites, Musulmans Sunnites Arabes) s'unirent en un seul bloc pro-syrien.

La ligue d'Action Nationale s'agite intensément, les tarbouchs disparaissent et les « sidaras » (bonnets de police, emblème de l'impérialisme arabe) sont maintenant aussi nombreux dans la rue que les chapeaux et casquettes, symboles du modernisme turc.